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Le Reflet


                Il était toujours en train de gueuler, d’éructer, d’accabler d’injures ! Derrière son dos, ça fusait, les insultes. Le porc, l’ordure, le führer... Quand on arrivait à son service, alléché par le salaire de mille dollars nourri-logé... Il vous laissait approcher en vous regardant de ses yeux morts et vous plaquait les mains sur le visage, vérifiant l’ourlé des lèvres, l’épatement du nez, le crépu des cheveux. Au moindre doute le vieux se mettait à hurler de dégoût.

—Virez-moi ça, c’est un Noir!

— Non, monsieur, je vous jure...

                Mais ça ne servait à rien. Il repartait plein d’amertume, un billet de cent dollars scotché sur la bouche, incapable de comprendre qu’il était tombé du bon côté et que l’horreur attendait les rescapés surpayés de la sélection.

                L’aveugle habitait un château construit à flanc de colline, à quelques kilomètres de Westwood, et toute la communauté vivait en complète autarcie1 sur les terres environnantes, cultivant le blé, cuisant le pain, élevant le bétail. Le vieux ne s’autorisait qu’un luxe : l’opéra et les cantatrices blanches qu’il faisait venir chaque fin de semaine et qui braillaient toutes fenêtres ouvertes.

                Il ne dormait pratiquement pas, comme si l’obscurité qui l’accompagnait depuis sa naissance lui épargnait la fatigue. Ses gens lui devaient vingt-quatre heures quotidiennes d’allégeance2. Le toubib vivait en état d’urgence permanent...

Le vieux prenait un malin plaisir à l’énerver, contestant ses diagnostics, refusant ses potions. Ces persécutions n’empêchèrent pas le docteur d’avertir son patient de la découverte d’un nouveau traitement qui parvenait à rendre la vue à certaines catégories d’aveugles. Le vieux embaucha une douzaine d’enquêteurs blancs et leurs investigations établirent que le procédé en question ne devait rien aux Noirs.

                On fit venir à grands frais la sommité et son bloc opératoire. Le vieux se coucha de bonne grâce sur le billard et s’endormit sous l’effet du Pentothal3. Il se réveilla dans le noir absolu et demeura trois longs jours la tête bandée, ignorant si ses yeux voyaient ou non ses paupières.

                Le chirurgien retira enfin les pansements. Le vieux ouvrit prudemment les yeux et poussa un cri terrible. Un Noir à l’air terrible lui faisait face. Il se tourna vers le chirurgien, terrorisé.

      Qu’est-ce que ça veut dire! Foutez-le dehors...

                Le toubib, qui nettoyait les instruments, s’approcha doucement de lui, posa la main sur son épaule et l’obligea à regarder droit devant lui.

— Alors il faut que vous sortiez... Ce que vous avez devant vous s’appelle une glace, monsieur: ceci est votre reflet.                                                                                           

                                                     Didier Daeninckx, Main courante, Éditions Verdier, 1994.


 


 


 

Tag(s) : #Lecture
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